Entretien avec Désiré N’Kaoua (2/4)

unknownUn artiste nous a fait rêver un jour, nous a donné envie de faire de la musique, de jouer d’un instrument. Il nous a ouvert la porte vers un monde plein de promesses, il nous a donné envie de découvrir et de vivre par nous-mêmes ce qu’est le monde magique des sons.

 

 

 

D.M. : As-tu eu l’occasion de parler de techniques de travail au quotidien avec tes collègues pianistes ?

D.N. : Au commencement de ma carrière pédagogique, j’avais beaucoup de plaisir à échanger mes points de vue avec mes collègues et à découvrir les leurs.

Par la suite, j’ai rencontré parmi eux une majorité de fondamentalistes de la contradiction qui, me sentant enthousiaste, s’appliquaient à me démontrer que tout ce que je croyais efficace était inutile : leurs convictions pédagogiques se bornaient à me prouver que le travail des gammes ne servait à rien, pas plus que celui des exercices (il est curieux que Brahms et Liszt aient pensé le contraire…). Continuons sur cette lancée :

  • le travail lent ne réussit qu’à paralyser les œuvres et à ne plus pouvoir les jouer au tempo
  • le travail mains séparées ne sert qu’à ne plus parvenir à les mettre ensemble
  • Les rythmes sont une culture d’inégalité
  • La pratique quotidienne des gammes et exercices est un danger qui rend le jeu de plus en plus impossible
  • La conscience d’un doigté ne sert en général qu’à ne jamais l’employer. 

J’en passe et des meilleures…

N’ai-je pas entendu un jour le célèbre pianiste A.W. déclarer qu’il devait sa carrière au fait de n’avoir jamais travaillé une gamme ? Et tel autre, non moins célèbre (A.C.) attester qu’il n’avait jamais prêté la moindre attention au doigté qu’il mettait…

Un jour, je me suis rappelé les propos de mon ami d’enfance le Professeur Jean-Paul Escande qui me disait, d’une part : « On ne convainc jamais que ceux qui sont déjà tout près d’être convaincus » et d’autre part : « La lanterne de l’expérience n’éclaire que celui qui la porte, comme disait Lao Tse ».

Je me suis peu à peu lassé de ces échanges vains : j’ai conservé mes convictions et utilisé mes méthodes de travail pour moi-même et mes 284 élèves qui, je crois, ne s’en sont pas si mal portés, si j’en juge d’après ce qu’ils ont devenus aujourd’hui.

Toutefois, comme dans le cas de médicaments efficaces, il y a toujours des précautions d’emploi : par exemple, il est indispensable de pratiquer dans un état d’esprit totalement débarrassé de toute pensée parasite.

Ou bien, essayer d’avoir toute son attention fixée sur l’écoute de la note produite et sur l’observation du geste qui accompagne l’émission de cette note.

Ou encore, ne travailler que dans un état de fraîcheur mentale dénué de toute crispation ou impatience.

Aérer aussi souvent que possible les instants de travail afin de revenir au point zéro de la décontraction physique et mentale qui génère la restauration de l’appétit de jouer.

Enfin, ne pas s’illusionner au point de penser que les exercices peuvent remplacer la connaissance des textes : j’ai commis cette erreur dans mes très jeunes années, croyant longtemps que l’outil une fois perfectionné pourrait se substituer à l’usage que l’on voulait en faire. En réalité, ce sont deux approches indissociables mais complémentaire.

D.M. : La relation entre pianistes et accordeurs est très importante. As-tu connu souvent de très bons accordeurs ?

D.N. : Ma réponse sera courte et sans doute décevante ! Non, je n’ai jamais eu de relation particulière avec les trois accordeurs que j’ai rencontré dans ma vie. Je leur lançais un S.O.S. quand cela n’allait vraiment plus. Ils venaient en général très rapidement et effectuaient un excellent travail. Je me bornais à leur faire totalement confiance sans jamais intervenir par un désir particulier.

Parfois ils m’initiaient aux appellations des différentes pièces assurant le fonctionnement d’un piano.

En Algérie, la proximité de la mer avait une influence désastreuse sur les pianos toutes marques confondues et cela provoquait le désespoir des accordeurs locaux.

À Paris je n’ai rencontré que des accordeurs attachés exclusivement à la maison Steinway (deux noms me reviennent en mémoire : ceux de M. Klemm et de M. Vary).

Je pense souvent avec honte à la remarque de Jacques Charpentier qui me disait : « Savez-vous que parmi tous les instrumentistes, le pianiste est le seul qui ne connais pas son instrument ! ».

D.M. : Quel a été le piano le plus beau que tu as joué ? Et le pire ?

D.N. : Là encore, je pense que ma réponse va surprendre : ce n’est ni à Paris, ni à Berlin, ni dans aucune grande salle mais tout simplement dans une petite église de haute Normandie, dont le clocher, servant au siècle dernier de repère aux marins égarés, venait d’être pulvérisé par la foudre. Une association de riverains s’était créée pour collecter des fonds destinés à la reconstruction de ce clocher. J’étais parmi les artistes contactés pour jouer bénévolement et je n’ai pas hésité une seconde car ce genre de cause m’a toujours motivé.

Par ailleurs, la population locale fortement motivée elle aussi par le projet de reconstruction de ce clocher, s’était déplacée en nombre pour assister à mon récital. J’ai su le lendemain qu’il y avait eu trois cents auditeurs dans l’église de Saint-Martin aux Buneaux (sur le littoral entre Dieppe et Fécamp, France) ce 1er août 2010. Un Steinway modèle D avait été loué à Rouen.

Quelle surprise était la mienne en allant essayer ce piano le matin précédent le concert. Je m’attendais à trouver un Steinway certes, mais ordinaire et correct sans plus. Ce piano, par ailleurs très facile à jouer, possédait toutes les qualités requises pour n’importe quel soliste, et aucun défaut ! Je me rappelle avoir déclaré au Docteur Wallon, initiateur de ce projet : « Il est inutile que je me déplace pour jouer ce soir, car le piano n’a pas besoin de moi…il joue tout seul ! » Toute motivation écartée, j’ai ressenti ce soir-là une joie de jouer qui ne s’est que très rarement renouvelée depuis. Quel qu’en soit le degré de perfectionnement, je reste encore l’inconditionnel de la marque Steinway que j’ai toujours été depuis soixante ans.

Deuxième volet de la question : quel a été le pire piano ?

Là, le choix devient difficile…Un annuaire téléphonique ne suffirait pas à les contenir.

D.M. : Quelle est la salle avec la plus belle acoustique ?

D.N. : Indépendamment du fait que je suis loin d’avoir joué dans toutes les salles du monde, ou même de les avoir seulement fréquentées comme auditeur, je pense que ma réponse sera sans doute inattendue.

Parmi les mégapoles d’Europe (Paris en particulier), aucune salle ne satisfait pleinement mes collègues et amis pianistes, si j’en crois ce qu’ils me disent après avoir joué.

Mon expérience personnelle m’a permis de jouer le Concerto en mi mineur de Chopin en juin 1963 dans une ville polonaise de moyenne importance nommée Bydgocz, la capitale de la Poméranie dont le nom allemand était Bromberg pendant la seconde guerre mondiale. Cette ville possédait (et possède toujours j’espère) une salle entièrement construite en bois de bouleau d’une contenance d’environ 1000 sièges, qui avait la réputation bien en dehors des frontières polonaises d’être une réussite quasi miraculeuse au point de vue acoustique. J’ai eu l’heureuse surprise de vérifier cette caractéristique au cours de ce concert et j’ai appris que plusieurs ingénieurs américains et japonais avaient demandé l’autorisation à l’agence Pagart de prendre les dimensions et la forme curieusement hexagonale de cette salle pour en construite une copie dans leurs pays respectifs. Les polonais ont surnommé la Poméranie « la province au 1000 lacs » et Bydgocz se trouve à très peu de distance de Torun qui a vu naître Copernic (2ème gloire en nombre de fans après Chopin) ; chaque concert donné à Bydgocz était repris le lendemain à Torun dans une salle moins reluisante!

L’évocation de ce concert fait ressurgir dans ma mémoire une anecdote plutôt comique et je ne résiste pas à la raconter: la ville de Bydgocz se trouve à environ 300 km de Varsovie qui était pendant deux mois mon point d’attache: j’effectuais donc ce trajet de 5 heures par train. L’agence Pagart m’avait annoncé la présence de mon chef d’orchestre en me priant de l’attendre sur le quai. Il s’appelait Eduard Bury (prononcer : « Bourrrré »). A la descente du train, je vis venir vers moi un homme coiffé d’un bonnet enfoncé jusqu’aux oreilles et titubant malgré l’heure matinale, ce qui n’est pas rare en Pologne. J’ignorais tout de la prononciation polonaise et il s’est présenté en disant : « Je suis bourré ». J’ai dû me retenir pour ne pas éclater de rire… car il l’était effectivement ! Mais c’était un très bon chef d’orchestre.

Parmi les salles désaffectées de Paris de trouvait jadis la «salle de l’Ancien Conservatoire », aujourd’hui salle du Conservatoire d’art dramatique de la rue Bergère qui, pendant plus d’un siècle, a fait la joie de milliers de mélomanes par la qualité de son incomparable acoustique: Liszt y a joué (y compris à 2 pianos avec Chopin), Busoni, Rudolf Ganz, Emil Sauer et beaucoup d’autres.

Construite de 1806 à 1811 à l’instigation de Napoléon 1er, en plein cœur de Paris dans le 9ème arrondissement, elle fut une des premières salles de concert de l’histoire, c’est-à-dire construite pour le concert et non pour l’opéra. On l’appela le Stradivarius des salles de concerts et c’est là que les parisiens purent découvrir l’intégrale des symphonies de Beethoven.

J’ai eu l’immense chance d’y obtenir mon 1er Prix le 9 juillet 1952 avec la Mephisto Walzer de Liszt et le 4ème Scherzo de Chopin.

Les immenses salles construites au début du XXe siècle dans l’espoir d’y accueillir des foules ne sont jamais parvenues à détrôner le charme et la poésie de l’Ancien Conservatoire.

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