Entretien avec Désiré N’Kaoua (4/4)

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Un artiste nous a fait rêver un jour, nous a donné envie de faire de la musique, de jouer d’un instrument. Il nous a ouvert la porte vers un monde plein de promesses, il nous a donné envie de découvrir et de vivre par nous-mêmes ce qu’est le monde magique des sons.

 

 

D.M. : Tu as enseigné sur plusieurs continents. As-tu constaté des façons différentes d’aborder la musique dans les différents coins du monde ?

D.N. : En effet, j’ai beaucoup voyagé et j’ai souvent été invité à faire connaître mon opinion sur diverses prestations de jeunes élèves étrangers, en présence de leurs professeurs (ce qui ne facilitait pas les choses). J’ai essayé d’utiliser toutes les réserves de tact dont je disposais pour ne pas laisser transparaître ma surprise en présence des fautes de texte (de mesure en particulier) dont il était évident qu’elles étaient apprises de longue date par des jeunes qui avaient en main tous les moyens de les éviter.

J’ai suffisamment vécu pour apprendre à différencier l’accident de la faute apprise. Heureusement les lectures erronées ne constituent pas la majorité des cas, et je n’ai jamais séjourné suffisamment longtemps dans une ville étrangère pour savoir avec exactitude quels étaient les moyens pédagogiques utilisés pour parvenir au résultat que l’on me proposait d’évaluer.

De la lecture :

J’ai reçu certains élèves parvenus à un niveau d’exécution assez élevé, mais qui, en cas d’interruption, ne pouvaient-savaient pas retrouver sur la page imprimée les notes qu’ils venaient de jouer. Souvent la seule manière qu’ils avaient de reprendre un passage était de repartir du début.

Je repense quotidiennement à la réflexion de Madame Blancard : «  Est-ce que vous savez seulement ce que vous faites ? »

Il semble que lorsqu’on demande à certains élèves de dissocier une mélodie des notes qui l’accompagnent, tout l’édifice s’écroule et la panique intervient comme si tout essai d’analyse menaçait l’ensemble d’effondrement. J’espère que mon cas personnel n’est pas une exception mais je me rappelle avoir su lire la clé de sol à l’âge de quatre ans et la clé de fa six mois plus tard, simplement parce que quelqu’un m’avait convaincu de la nécessité incontournable d’un tel apprentissage. J’ai constaté dans un grand nombre de cas que l’observation minutieuse du texte était négligée au profit de conseils d’interprétation sans doute valables mais qui d’après moi devrait naître d’une découverte personnelle plutôt que d’un enseignement.

D.M. : Je sais que tu passes de nombreuses heures au piano quotidiennement. A quel répertoire travailles-tu actuellement ?

D.N. : Il est vrai que je passe chaque jour 3 à 4 heures au piano, de préférence le matin. Mais je ne me fixe sur aucun répertoire particulier : cette fixation irait à l’encontre du regret que j’éprouve souvent d’avoir manqué de temps pour découvrir l’immensité de la littérature pianistique ; en effet, j’ai toujours été préoccupé par le souci de perfectionner les programmes qui m’étaient demandés, parfois imposés, souvent suggérés : obsédé par le temps qui me séparait du jour de la prestation, je me culpabilisais de ne pas m’y consacrer entièrement.

Alors, aujourd’hui, je répartis mon temps de travail quotidien de la façon suivante :

  • D’une part, je déchiffre sans aucun choix spécifique tous les auteurs et œuvres inconnus de moi jusqu’ici, y compris les transcriptions d’opéras par Liszt, ou encore les magnifiques études pour piano de Bortkiewicz, la sonate de Glenn Gould et tout ce qui me tombe sous la main.
  • D’autre part, je sélectionne, parmi les œuvres que j’ai jouées autrefois en public, certaines pages qui m’ont laissé un souvenir de malaise ou de « perfection non atteinte » selon mon désir : j’essaie alors de comprendre, en me replaçant dans l’état d’esprit qui était le mien à l’époque, la raison de cette gêne ressentie devant certains traits en en démantelant chaque note, chaque saut ou extension ; j’en sors souvent victorieux en réalisant que mon approche était la seule cause de l’appréhension et de ses conséquences.

 

C’est pourquoi je pense aujourd’hui que la recherche du confort physique doit précéder toute autre étude bien que ne la remplaçant pas.

D.M. : Quel est ton état d’esprit en ce moment ?

D.N. : Lorsque j’ai pris la décision de ne plus accepter (ni provoquer) la moindre invitation à jouer en public au début de 2012, je m’attendais à un changement dans ma vie quotidienne qui, jusque là, n’avait été remplie que par des préparations minutieuses et anxieuses de concerts, soudées les unes aux autres. Mais je ne pensais pas que ce changement serait aussi radical et irréversible, ni que ce serait pour moi la découverte d’une autre vie dont je n’avais même jamais entrevu l’existence. Précisons bien que je n’ai rien perdu de ma passion pour la musique qui est même plus entière qu’elle ne l’a jamais été.

Seulement, cette passion n’est plus alimentée par le désir de me faire entendre, applaudir, reconnaître : ce renoncement de l’ego a été vécu comme une fenêtre brusquement ouverte et qui faisait pénétrer l’air frais à l’intérieur d’une cellule. J’ai plus d’une fois repensé à la parole du génial philosophe Épictète : « Il n’est pas vrai que la vie soit courte mais c’est nous qui la perdons ». Certes, je n’ai pas perdu ma vie qui a été ça et là émaillée de moments inoubliables; mais si l’amour de la musique peut être la source d’une éclosion infinie, la poursuite de la carrière peut en revanche être une véritable prison depuis laquelle il est difficile d’imaginer la richesse et la diversité de ce qui se passe à l’extérieur.

En optant pour cette nouvelle vie (Jésus aurait dit « une seconde naissance »), j’ai eu la sensation de vider hors de mon cerveau un lot de vieux papiers qui s’y étaient entassés depuis des dizaines d’années, empêchant toute idée neuve d’y pénétrer.

Aujourd’hui, je découvre chaque jour dans tous les domaines ce dont je n’avais jamais soupçonné l’existence : par exemple, les partitions nouvelles de compositeurs (connus et parfois inconnus) que je déchiffre et approfondis avec gourmandise, dans le détail, tout en sachant que personne ne m’invitera à les jouer. Je consacre à cette découverte trois heures chaque matin. Ensuite vient l’écoute des œuvres chorales avec le conducteur en mains (passions, messes, innombrables cantates, etc…). A partir de 17 heures, après deux heures de jardinage, c’est la séance de cinéma sur grand écran plat où Michelle et moi visionnons ensemble les grands films du XXe siècle, parfois même muets. Et, après le dîner, je m’adonne jusqu’à minuit à la lecture (« Ce vice impuni », disait Gide) et je savoure, mot par mot les grands cycles de la littérature tels Guerre et Paix, Les Semailles et les Moissons, ou encore  Les Hommes de Bonne Volonté. La plupart du temps, je relis chaque ouvrage une seconde fois et je m’endors heureux de me sentir enrichi mais un peu frustré que les journées n’aient que 24 heures !

Un tel mode de vie serait-il envisageable si la pensée dominante est de tenter de jouer le plus souvent et le mieux possible, avec l’arrière-pensée de transmettre mais aussi de plaire, séduire et se faire reconnaître ? La pente est glissante d’oublier la musique et ceux qui ont souvent usé leur vie pour l’écrire : l’effacement de soi n’est pas si évident et la peur de jouer se substitue alors à la joie de transmettre.

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