« Un peintre peint un tableau sur de la toile, un musicien peint ses tableaux sur du silence ». Leopold Stokowski, chef d’orchestre britannique (1882-1977)
Silence : définition du Larousse : « absence de bruit dans un lieu calme. En musique, interruption plus ou moins longue du son, signe qui sert à indiquer cette interruption. »
Dans la vie quotidienne le silence se matérialise dans notre vocabulaire en des expressions précieuses, pleines de sens, imagées, ce qui nous le rend presque palpable : « le silence est d’or » pour louer son efficacité, « réduit au silence » quand il est impuissance ; on parle de « la minute de silence » en mémoire des disparus ainsi que « d’un silence de mort » pour un calme complet. Mais aussi le contraire du silence : « donner sa voix » quand on va voter. On demande aussi «un peu de silence » quand «on veut avoir la paix». Mais que savons-nous exactement du silence ?
« Après le silence, c’est la musique qui exprime le plus l’inexprimable » Aldous Huxley
Quand on pense à la Musique, ordinairement on pense : sons, phénomène vibratoire, profusion de timbres, un monde de résonnances. Dans sa réalité, la musique est une matière sonore qui vient s’insérer dans ce qu’on pourrait définir comme une espèce de vide, mais aussi une quasi-substance : le silence. Celui-ci, à l’opposé de la musique, n’est susceptible d’aucun vibrato, d’aucune réverbération ; il ne module pas. Dans l’exécution même du morceau on va soigner l’apparence sonore, le monde vibratoire, le jeu spectral, mais pas seulement : de même qu’une seule note n’est pas encore musique, mélodie ou rythme, le silence n’acquiert valeur, matière, « vibration » qu’entouré de sons musicaux. Il devient à son tour musique.
Sur la partition les signes représentant les silences sont précis et mesurés. En tant qu’intervalle rythmique, le silence est exact dans sa notation au même titre que les notes. Par-delà la performance instrumentale, le musicien est un magicien-alchimiste qui amalgame les sons au silence pour créer la matière musicale. Mais parfois un signe, tel que le point d’orgue sur un silence (ce qui a la fonction de prolonger la durée du silence au gré de l’exécutant) donne la possibilité de sculpter ce silence, mais peut aussi gâcher ce moment de grâce s’il l’interrompt au moment où la salle est encore pleine de cette tension habitée créée par le silence.
Le musicien écoute sa projection sonore dans tous les coins et recoins de l’espace où il se trouve, même sous sa chaise ( !), en pleine conscience de la totalité du vide qu’il va devoir remplir de vibrations. Ainsi, au début ou à la fin du morceau, il captera cette densité de l’atmosphère de la salle et nouera contact avec son public par les silences qui susciteront le désir des sons à venir chez les auditeurs. Mais le public impliqué peut également participer à créer cette non-matière palpable, cette forme d’énergie. Jean Cocteau disait : « Certains soirs le public a du talent. » L’artiste sent si l’auditoire est captivé par ce qui se passe sur scène ; plus encore, il en perçoit le magma psychique et son pouvoir créateur s’en trouve stimulé, voire décuplé.
Les compositeurs se sont amusés à composer des morceaux contenant des surprises constituées de silences : dans son quatuor op. 33 n° 2 « La plaisanterie », Joseph Haydn a composé un Presto dans lequel le public est dérouté par de nombreux moments de silence d’apparence conclusive qu’il prend pour la fin du morceau, mais contre toute attente la musique reprend. Ce jeu se poursuit jusqu’à la fin de la pièce où le public n’ose pas vraiment applaudir de peur que la musique ne recommence. Haydn est l’un de ceux qui a le plus placé de points d’orgue sur les silences dans ses compositions.
En 1807 Ludwig van Beethoven (alors que sa surdité s’était beaucoup aggravée…) compose sa magnifique ouverture Coriolan dans laquelle il donne à entendre des silences violents et pleins d’angoisse dès le début et jusqu’aux silences macabres du dénouement.
Dans l’une des œuvres les plus appréciées d’Anton Webern : Six pièces pour grand orchestre op. 6, on a un exemple d’épuration musicale avec laquelle il crée des suspenses insoutenables. À la fin de la quatrième pièce la dramaturgie maîtrisée nous fait atteindre un paroxysme sonore avant de tomber brutalement dans un silence abyssal.
Enfin le plus fameux morceau sur le sujet est le 4’33 de John Cage. Le pianiste se prépare à jouer avec les mains en l’air au dessus du clavier et y reste immobile pendant les 4 minutes et 33 secondes… Ainsi, pendant ce temps, le public capte les sons concrets de la salle.
Conclusion : et dans la vie de tous les jours ?
Nous sommes habitués à entendre du bruit en permanence. En ville ce sont les klaxons, les alarmes, les sirènes de police, le bruit de la climatisation, des frigos et cette liste est loin d’être exhaustive…; à la campagne, des tracteurs, des moissonneuses batteuses, etc. ; à la montagne, des hélicoptères et des avions, d’autres machines agricoles qui ont mécanisé le travail de l’homme. Le film Noise de Henry Bean (2009) est une représentation véridique de ce que nous vivons à l’ère moderne. Le bruit peut être une souffrance. Saviez-vous que dans la prison de Guantánamo, parmi d’autres tortures, les prisonniers subissent de la musique du groupe métal Skinny Puppy poussée à une intensité insoutenable ?
Est-ce parce qu’une fois rentré à la maison, on retrouve un certain silence réconfortant qui permet de se recentrer sur son soi, que certains concerts de rock aux décibels élevés ont beaucoup de succès ?
Le silence total peut aussi être une souffrance : dans le sud de Minneapolis a été créé une chambre anéchoïque (ou sourde) qui absorbe 99,9 % du son. Un journaliste a réussi à n’y rester que 45 minutes, l’angoisse créée par les bruits de ses propres organes internes étant trop forte.