Ai-je bien lu ma partition ?

Jean-Jacques EigeldingerEntretien avec Jean-Jacques Eigeldinger : Partie 1/2

La musique est notée au moyen de signes qui représentent des notes et leurs rythmes. Oui, mais pas seulement !

Voici quelques questions qu’on peut légitimement se poser : quelle édition utiliser? Est-ce important ? A quoi servent les différentes annotations sur la partition ? Est-ce si important ? Comment les comprendre ?

 

Les très nombreuses découvertes faites par les musicologues durant les dernières décennies sont capitales pour approcher et comprendre la pensée et le style d’un compositeur.

Parfois, ce dernier n’a pas annoté avec précision ses souhaits d’interprétation ou ses pensées. Notre façon de jouer un morceau serait tout autre sans les recherches et travaux menés par des personnes dont le métier est d’assembler minutieusement -voire de compléter- des éléments parfois éparpillés d’un manuscrit, d’une lettre ou d’un journal intime qui se trouvent parfois cachés dans une bibliothèque ou au fond d’un coffre. Ils nous ont apporté et dévoilé des éléments-clés, des annotations qui, une fois lus et compris sont (parfois encore plus que les notes) le cœur du morceau. Il y a là quelque chose qui s’apparente à la découverte d’un trésor.

Sans négliger l’apport d’une bonne documentation sur la vie du compositeur, le choix d’une bonne édition est un investissement à long terme qui nous permettra un travail de maturation basé sur un terrain solide.

Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’un parcours fléché sur la partition. Notre subjectivité sera toujours de la partie pour jouer son rôle, laissant sa marge de liberté à notre ressenti.

Il serait bien présomptueux de croire qu’on est plus intelligent que le texte. N’oublions pas que ce sont des génies qui ont écrit ces morceaux que nous avons tant envie de jouer aujourd’hui et la moindre des choses serait de s’intéresser à ce que fut leur pensée. Un morceau de musique est en quelque sorte un discours durable (parce qu’il ne s’épuise pas hors du temps qui l’a vu naître) sur l’être humain, d’une portée universelle ; il faut donc veiller à ce qu’une interprétation de nos jours ne se coupe pas de ses racines, qu’elle soit toujours reliée à la pensée d’origine.

Spécialiste reconnu de Frédéric Chopin, Jean-Jacques Eigeldinger est né en 1940. Professeur émérite de l’Université de Genève ainsi que de l’Ecole Normale de Paris, J.-J. Eigeldinger, membre correspondant de l’American Musicological Society, est également titulaire du Prix Pierre et Louisa Meylan (Lausanne) en 1989 puis 2015 et lauréat du Prix 2001 de The International Fryderyk Chopin Foundation, à Varsovie. Il a été membre du jury du XIIIe Concours international de piano F. Chopin de Varsovie et fait chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres (Paris, 2011).

Vous pouvez trouver son magnifique travail dans le livre mondialement connu : « Chopin vu par ses élèves » paru aux éditions Fayard (2006, dernière édition) sur lequel j’ai fait un article intitulé : Combien payeriez-vous une leçon avec Chopin ?

Voici quelques autres titres :

-Frédéric Chopin : Esquisses pour une méthode de piano, éd. J.-J. Eigeldinger (Paris : Flammarion, 1993; éd. remaniée, 2010).

L’Univers musical de Chopin (Paris : Fayard, 2000, éd. remaniée 2005).

Chopin et Pleyel (Paris : Fayard, 2010).

Chopin âme des salons parisiens 1830-1848 (Paris : Fayard, 2013).

-Stephen Heller, Lettres d’un musicien romantique à Paris, éd. J.-J. Eigeldinger (Paris : Flammarion, 1981).

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D.M. : Peut-être pouvons-nous commencer par expliquer pourquoi il y a des éditions insatisfaisantes. Est-ce parce qu’elles sont imprécises ou -plus grave encore- qu’elles sont publiées avec des changements volontaires du texte ?

J.-J.E. : Cette question pose le problème de ce qu’on appelle Urtext (mot allemand qui signifie texte original), autrement dit l’établissement d’une édition critique d’une partition, au plus près de la pensée de l’auteur, à partir des sources et de leur filiation. Urtext implique donc qu’on remonte autant que possible à la manifestation écrite telle que le créateur a pu la concevoir! Ceci en réaction contre les innombrables éditions sur lesquelles des interprètes ou pédagogues prestigieux ont mis leur nom en tant que rédacteurs -ceci dès avant le milieu du XIXe, qui a vu l’avènement du récital et de la virtuosité d’estrade.

La difficulté chez Chopin c’est qu’il n’y a pas un Urtext unique la plupart du temps. Il n’y a guère de texte final et « idéal » sur lequel on puisse se baser exclusivement. De plus, il faut faire la différence entre ce que Chopin donne à l’édition, c’est-à-dire ce qu’il décide de confier à un éditeur (c’est le cas des œuvres comprises entre op.1 et op.65, plus une ou deux autres) et toute la série des pièces qui sont d’usage privé (valses, mazurkas, polonaises de jeunesse, etc.) et qui n’étaient pas destinées par lui à la publication. Il offrait souvent (à ses élèves femmes) des feuillets d’album. C’est ainsi qu’on a parfois jusqu’à quatre versions différentes de la même Valse, par exemple, offertes successivement à quatre personnes différentes.

Chopin était édité simultanément en France, en Angleterre et en pays germaniques (Allemagne, Vienne). Les publications devaient paraître simultanément chez ces éditeurs pour éviter le piratage, chose alors très fréquente. Les sources sont donc multiples, entre autographe(s), copie(s) ou épreuves. Selon les époques, Chopin a eu divers copistes (comme son ami et pianiste Julian Fontana ou son élève Adolph Gutmann, etc.). Ce ne fut plus le cas pour ses dernières parutions où l’auteur eut à fournir trois autographes, à peine divergents, pour l’Angleterre (manuscrit perdu), pour l’Allemagne et pour la France (la Barcarolle op. 60, la Polonaise-Fantaisie op. 61, les deux Nocturnes op. 62).

Il lui est souvent arrivé de donner un manuscrit à l’un des éditeurs seulement. Il est aisé de comprendre que les filiations sont complexes quand on sait par exemple que l’édition anglaise se basait souvent sur des épreuves françaises ou que parfois l’édition française (relativement peu minutieuse) s’appuyait sur des épreuves allemandes (plus précises)… Vivant à Paris, Chopin pouvait aisément corriger de manière rigoureuse et détaillée l’édition française lithographiée, précisant une altération, ajoutant ou retranchant une note ici ou là, etc. Il est rare qu’il ait confié à un tiers ce travail minutieux. A cela vient s’ajouter que, du vivant de Chopin, il a pu y avoir deux, trois ou quatre tirages successifs de la même œuvre (un premier tirage parisien semble approcher les cent exemplaires ; si l’œuvre avait du succès on retirait à la demande ; en Allemagne le tirage a dû être un peu plus élevé).

Par ailleurs, faisant travailler ses œuvres à ses élèves il arrivait à Chopin d’apporter certaines modifications au texte musical, corrigeant des fautes de gravure, changeant une dynamique, apportant des variantes ornementales (Nocturnes op. 9/1,2 ; 27/2 ; 32/1; Mazurkas op. 7/2, 24/1), etc. Il pouvait se permettre de jouer un rôle de compositeur-professeur en produisant une œuvre en perpétuel changement alors qu’il l’enseignait.

Sauf cas exceptionnels, les éditeurs scientifiques modernes sont rarement d’accord de publier côte à côte deux ou trois versions de la même œuvre -pour des raisons évidentes de coût. Dans notre édition en cours chez Peters (Londres), The Complete Chopin, a New Critical Edition, nous avons établi le principe éditorial suivant : chaque rédacteur chargé d’un volume (personnellement, j’ai travaillé sur les Préludes) choisit, sous sa responsabilité, la source jugée la meilleure pour l’établissement du texte. Nous signalons entre crochets les corrections d’erreurs ou manques éventuels dans texte de base choisi ; et, entre parenthèses dans le cours du texte musical ou en pied de page ou encore dans le commentaire critique toute indication provenant d’une autre source à prendre en considération. On ne va pas contaminer le texte par des interpolations. C’est un choix editorial qui différencie fondamentalement cette édition des autres soi-disant Urtext (l’une des plus valables étant celle de Jan Ekier pour le compte de la nouvelle édition nationale polonaise ; elle se ressent cependant d’une certaine subjectivité dans ses choix et ne craint pas d’interpoler tacitement certains éléments sans toujours le préciser).

Très répandue, une autre édition complète est celle dite de Paderewski -réalisée entièrement par deux grands disciples de ce dernier : le pianiste Józef Turcziński pour les doigtés et le musicologue Ludwig Bronarski pour l’établissement du texte musical et du commentaire critique en fin de volume. Elle revêt aujourd’hui une valeur presque historique -caractérisée entre autres par le fait de ré-orthographier enharmoniquement des passages entiers (Prélude op. 45).

D.M. : Peut-on dire qu’il s’agit d’une interprétation manquée et qu’on passe à côté du message du compositeur si celle-ci s’appuie sur une édition infidèle ?

J.-J. E. : Par exemple l’édition d’Alfred Cortot, immense interprète de Chopin, est une édition qu’on peut qualifier d’infidèle quant au texte musical. On ne sait pas trop bien comment le pianiste s’y est pris pour le réaliser. Mais quand il joue lui-même, c’est toujours inspiré et visionnaire (même s’il ne joue pas toujours son texte…). Dans cette édition ce sont évidemment les commentaires de Cortot, interprète et pédagogue, qui restent précieux.

D.M. : Quand et comment avez-vous pris conscience de l’importance de prendre en considération chaque signe de la partition et sa signification ? Et quel est votre rapport actuel à la partition ?

J.-J. E. : Adolescent, j’utilisais ce que j’avais sous la main à la maison (anciens cahiers Peters, Universal, etc.). Le souci de l’édition ne m’effleurait guère. C’est plus tard, en travaillant à Paris puis à Varsovie sur les partitions annotées d’élèves (parfois de la main même de Chopin), que j’ai commencé à faire attention à ce que Chopin corrigeait et que j’ai pris conscience de l’importance des signes, dans une perspective de rectitude textuelle. C’est alors que je me suis penché sur les manuscrits du compositeur ou, à défaut, sur les facsimile quand ils existaient. L’écriture musicale de Chopin est pleine d’enseignements : quand il livre un texte pour l’édition, elle est très minutieuse, appliquée, avec ici et là un oubli. C’est une des raisons pour lesquelles, il y quelques années, j’ai proposé à l’Institut Chopin de Varsovie de lancer une grande collection de facsimile des manuscrits musicaux qui se trouvent à la Bibliothèque Nationale polonaise (la plus importante collection au monde de ses manuscrits musicaux). Une quarantaine de volumes sont maintenant publiés , munis de commentaires en six langues. Qui a le souci de se documenter les consultera avantageusement. On apprend énormément à scruter l’écriture musicale d’un compositeur.

Il y a une trentaine d’années, Wiener Urtext Edition donnait en complément -sous forme de feuille volante- le facsimile de l’autographe d’un prélude ou d’un nocturne utilisé pour leur édition, suscitant ainsi l’envie de regarder les indications de plus près.

Évidemment, l’idéal serait d’avoir une édition critique qui mette en regard les différentes sources. A titre d’exemple, dans The Complete Chopin de Peters nous avons le travail splendide des Valses rédigé par Christophe Grabowski. On y trouve jusqu’à trois versions successives de la même pièce, intégralement reproduite. L’exécutant peut de la sorte comparer les changements apportés par le compositeur et faire ses choix en connaissance de cause.

ep7532

http://www.editionpeters.com/london/detail.php?productid=ST23742  

à suivre…

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