“Corps et âme” de Franck Conroy (titre original “Body and Soul”)

9782070314393FS-1Connu surtout pour son autobiographie Stop-Time, cet écrivain américain, né à New-York (1936-2005), était lui-même un pianiste de jazz.

Il a reçu des nombreuses distinctions, parmi lesquelles celle de Chevalier des Arts et des Lettres par le gouvernement français.

C’est la musique classique et le jazz qui sont au centre de ce livre. Une musique qui rassemble humbles et puissants dans un langage et un plaisir communs. Dans les années quarante, dans la pétillante ville de New-York en plein développement, un petit garçon regarde à travers les barreaux d’une minuscule fenêtre de l’appartement semi-enterré qu’il partage avec sa mère, les chaussures des passants qui marchent sur le trottoir. L’avenir de Claude Rawlings s’annonce pitoyable, à l’image du destin médiocre de sa famille (il n’a jamais su qui était son père). Mais il a un don. Sur le piano désaccordé et poussiéreux qui se trouve au fond de l’appartement il va, en parfait autodidacte, apprendre à en jouer. Et c’est la révélation : la musique est sa langue. Il va apprendre à la manier grâce à une rencontre précieuse. Sous nos yeux attendris il fera son apprentissage de la technique, du solfège, de l’improvisation et de la composition. Il goûtera le fruit mérité de ce travail sur la scène du Carnegie Hall, une des salles mondiales les plus renommées.

Les pages s’enchaînent tel un legato qui nous emporte sans qu’on puisse s’en détacher. Il n’y a pas de longueurs, la force du récit captive par la psychologie des personnages toute en finesse.

J’applaudis !

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Extraits :

-« Fredericks se redressa, releva le menton, joua le même morceau. Claude ne savait à quoi s’attendre et fut un moment déconcerté lorsque Fredericks joua en mettant environ la moitié du volume que Claude avait donné. Au premier abord, cela semblait trop doux, et Claude se demanda s’il s’agissait d’un procédé pédagogique particulier. Mais soudain, tandis que les lignes s’écoulaient, Claude perçut le contrôle exquis avec lequel Fredericks libérait la musique dans l’air. C’était surnaturel. Le piano sembla disparaître, seules les lignes emplirent la conscience de l’enfant, l’architecture de la musique éclairée dans ses moindres détails, l’annonce entière scellée, flottant, se repliant sur elle-même. Puis le silence. Claude souffrit devant une telle beauté. Il eût voulu quitter son corps, suivre la musique là où elle s’en était allée, dans l’hyperespace, quel qu’il fût, qui l’avait avalée. Fredericks tourna la tête, l’enfant plongea ses yeux dans les siens et demeura immobile, le souffle coupé, comme si son regard pouvait ramener la musique. »

-« Les deux accords gravés dans sa mémoire, il marcha lentement vers l’arrière du magasin, descendit l’escalier, prit un crayon et un papier, s’assit au Bechstein. Il lui fallut une demi-heure pour extraire les deux accords de sa tête et les transcrire totalement sur le papier. Lorsque ce fut fait, il resta assis une heure à les contempler, l’esprit fonctionnant à toute vitesse, prolongeant la moindre implication musicale concevable de la tension qui leur était inhérente. Il entrevoyait structure après structure, son excitation croissant au fur et à mesure que grandissait sa capacité à en imaginer de plus complexes, jusqu’à ce que finalement, tremblant d’allégresse et de terreur, il s’obligeât à se lever, à marcher dans le studio pour se calmer. Il avait désormais beaucoup de travail à faire – une pièce entière à écrire – et savait qu’il aurait à se contrôler. Autrement, la musique l’engloutirait, l’aspirerait hors de l’existence comme un astre géant avale une comète. »

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