Entretien avec le pianiste Giorgio Agazzi :

th-2C’est d’un trésor que je vais vous parler ! Une collection des plus impressionnantes se trouve en Italie, près de Venise. De quoi s’agit-il ?

 

Une occupation passionnante : chercher toujours le document rare et ne pas laisser perdre les trésors enregistrés par les plus grands artistes musiciens -des sortes de portraits à travers le son- pour pouvoir les réécouter à l’infini. Réunir, entretenir et gérer une gigantesque collection d’enregistrements sonores et programmes de concert telle que celle constituée par Giorgio Agazzi dans sa cave, est une œuvre de toute une vie. On pourrait appeler ces objets rares : une collection d’œuvres d’art. Mais presque scientifique aussi, par la précision que requiert l’importance des dates, le type de pianos, les diverses salle de concert et jusqu’aux anecdotes savoureuses racontées par le pianiste Agazzi concernant chaque artiste et l’histoire de chaque enregistrement. Une mine d’informations d’une valeur artistique énorme. Demandez-lui n’importe quel document et il vous racontera toute sa genèse.

Né à Vicenza (Italie), Giorgio Agazzi y obtient son diplôme avec la note maximale dans la classe de Vicenzo Pertile (élève de Arturo Benedetti Michelangeli) et obtient ensuite la Licence de Concert au Conservatoire de Lausanne (Suisse) dans la classe de Fausto Zadra (élève de Vincenzo Scaramuzza). Il suit également les cours de Carlo Zecchi, de Ludwik Stefanski, de Malcolm Frager et de Louis Hiltbrandt. Il reçoit de nombreux prix dans divers concours nationaux et internationaux (lors du concours Chopin de Varsovie, la critique a relevé la noblesse et la culture de son jeu pianistique). Il a enregistré de nombreuses fois pour la RAI (Radio Italienne) et pour la Télévision Suisse Romande (Suisse). Il est devenu un spécialiste des intégrales des sonates de Mozart et de Beethoven, les présentant en cycle à plusieurs reprises. Mais son répertoire inclut également Haydn, Schubert, Schumann, Brahms, Liszt, Chopin, Frank Martin, Othmar Schoeck ainsi que la musique française du tournant du XXème siècle.

Actuellement à la retraite, il a ensegné durant 30 ans au Conservatoire de Lausanne et encore plus au Conservatoire B. Marcello à Venise.

Pour l’Université de Lausanne, en collaboration avec le philosophe Jean-Claude Piguet, il a fait un cours annuel dédié au rapport entre la philosophie et la musique ; et également un cours sur la musique française.

En collaboration avec le Conservatoire B. Marcello à Venise et la Commune de Venise il a fondé l’Association Semiramide qui organise des conférences-concert, activités culturelles, cours de musique, créant des événements musicaux en collaborant avec d’autres associations locales.

 

D.M. : Je crois savoir que l’endroit où tu conserves cette magnifique collection est une sorte de territoire où les membres de ta famille doivent respecter des règles très précises. Que représente cette collection pour toi-même ?

G.A. : C’est en quelque sorte une partie de moi ; je me la suis construite. En dehors de moi, personne ne sait où se trouvent les choses. Je connais mentalement la place de chaque document mais c’est difficile de trouver un principe d’organisation qui permette un ordonnancement alphabétique. J’ai pourtant essayé à plusieurs reprises d’y revenir mais comme il y a trop de documents, je m’arrête en chemin, captivé par une retrouvaille que je fais et qui me distrait.

Pour certains, les bouts de papier signés par des personnalités ne valent rien ; mais pour moi ils ont de la valeur, ils sont des vestiges d’une époque à laquelle je me sens rattaché et qui m’aide à aller de l’avant aujourd’hui encore. Le futur est inconcevable sans le passé. Les émissions consacrées aux « vieilles cires » étaient celles que je suivais avec le plus d’intérêt. Que ce soit la Musique, des disques, des partitions : tout cela suscite en moi passion et amour.

D.M. : En quoi consiste-elle exactement ?

G.A. : De milliers de disques 33 tours, plus de 300 disques 78 tours, des disques 45 tours, des programmes de concert, des livres sur le piano, la musique et les interprètes, des biographies, des partitions rares, des photographies dédicacées, la fameuse collection Grands Interprètes de Bernard Gavoty, des disques d’une seule face de Caruso, des programmes de concerts tel que le cycle des 32 Sonates de Beethoven de Backhaus, etc…

D.M. : Comment est venue cette passion et à quand remonte-t-elle ?

G.A. : Encore enfant (j’avais environ dix ans), j’ai été fasciné par les transmissions de la radio italienne de l’époque (qui diffusait toute la journée des programmes de musique classique…) et plus particulièrement par le moment où Pollini remporta (en 1960) le Concours Chopin de Varsovie. Je possédais un petit enregistreur à bobines de marque Geloso, qui pouvait enregistrer jusqu’à 45  minutes… Je me souviens que le Concerto en mi mineur de Chopin m’avait alors ensorcelé. Dix ans plus tard, en 1970, je le jouai avec orchestre à Venise lors des concerts de fin d’études; dans la même soirée se présentaient rien moins que Giuliano Carmignola dans le concerto de Brahms et Katia Ricciarelli dans des airs du Pirate de Bellini. Ce fut un moment fort, mon père étant décédé quatre mois plus tôt ; j’avais d’ailleurs placé une photo de lui sur mon piano pour sentir sa présence à mes côtés.

Durant ma jeunesse j’écoutais également souvent les Archives sonores de la Radio Suisse Romande. Les disques étaient très chers et j’économisais difficilement pour pouvoir me payer un disque de temps en temps.

Il m’est difficile de dire quand j’ai commencé à collectionner des disques, des partitions ou des raretés ayant trait à la musique.

Il était clair que je n’avais jamais assez de bandes magnétiques; celles-ci commençaient à se multiplier. Je me souviens d’autres concerts tout  particulièrement, comme, en 1962, celui d’Arturo Benedetti Michelangeli qui fut transmis à la télévision avec la Danse des morts (Totentanz) et le 1er Concerto pour piano et orchestre de Liszt, à l’occasion de l’inauguration de l’auditorium RAI (la Radiotélévision Italienne). Mon père m’envoya me coucher car j’avais le lendemain des interrogations à l’école et il enregistra le concert sur le petit magnétophone. Quand bien même elles n’en contenaient pas l’intégralité, j’ai écouté et réécouté ces bandes, commençant à me passionner toujours plus pour la musique. Ensuite, avec un enregistreur à plus grandes bobines, j’ai capté par radio quantité de concerts ; il y avait alors en Italie plusieurs orchestres de radio (à Turin, Milan, Rome et Naples): je me souviens d’un soirée, en direct de Rome, qui proposait les deux concerti de Brahms joués par Géza Anda, l’orchestre étant dirigé par Paul Strauss. J’avais pris un abonnement à la Société du Quatuor et je pus ainsi entendre successivement les pianistes Alexander Brailowski, Svjatoslav Richter (qui faisait ses premières apparitions en Italie), Alexander Uninsky, Robert Casadesus, Clifford Curzon, Andor Foldes, Philippe Entremont, Arturo Benedetti Michelangeli, Wilhelm Kempff, Rudolf Firkusny et beaucoup d’autres.

De cette façon, j’ai en ma possession beaucoup d’enregistrements de grands artistes, qui n’ont jamais étaient publiés et que la RAI n’a jamais plus sorti de ses archives !

D.M. : Est-ce que tes parents vivaient en s’entourant de musique ?

G.A. : Dans notre foyer, mon père avait une collection de 78 tours d’opéra ; il travaillait dans le monde bancaire mais il a toujours eu une passion pour la musique. Il jouait du violon et ma mère l’accompagnait : je me souviens de l’Adagio de la Sonate dite au Clair de Lune de Beethoven. Quant à moi j’écoutais cela avant de m’enfermer pour tenter de reproduire d’oreille la mélodie. A ce moment-là j’entrepris l’étude du piano qui me fascinait.  J’avais du Vivaldi par Guido Cantelli, la 9ème  Symphonie de Beethoven dirigé par Furtwängler, le Concerto dit de l’Empereur par Rubinstein et le Concerto de Tchaikowski par Van Cliburn. Puis nous avons déménagé, gagnant une zone de terre ferme de Venise, ce qui fit que ma vie changea.  Je passais des Concerts de la Rai (y entendant Carlo Zecchi, Emil Gilels, Nikita Magaloff, Arturo Benedetti Michelangeli) aux grands orchestres qui se présentaient au Palais des Doges où à saison lyrique de l’Opéra « La Fenice ».

D.M. : Peux-tu nous donner des exemples de documents très rares que tu as obtenus pour un rien ?

G.A. : J’ai pu obtenir deux CDs avec des enregistrements de 1936 de Clara Haskil jouant la Sonate en Do# mineur de Padre Antonio Soler offerts par la Bibliotheque du Conservatoire de Lausanne. En fait, ils voulaient s’en débarrasser au prétexte qu’il y avait des petits bruits dessus mais en réalité ce sont des enregistrements formidables. Ils mettaient des tas de documents de ce genre sur une table en libre service… Il y avait également le fabuleux livre d’Isabelle Hafen, élève de Alfred Cortot, qui contenait toutes les annotations du maître.

D.M. : Et lequel d’entre-eux t’a coûté le plus cher ?

G .A. : Les plus chers ont été : le Livre sur l’interpretation musicale de Tobias Matthay (qui fut le professeur de Myra Hess) trouvé à Londres ; la série des Dix Disques des élèves de Clara Schumann ; les livres et cassettes du pianiste Josef Hofmann que j’ai commandés à l’Université de Maryland (USA) ; également des documents sur le pianiste William Kapell. Le disque qui m’a coûté le plus cher est celui de Moritz Rosenthal, qui contient 2 Etudes et 2 Mazurkas de Chopin. Je voulais savoir si ce que l’on disait était une légende : les octaves de la fin de l’étude op. 10 n° 5 étaient-elles jouées en glissando ? Eh bien, c’était la vérité !

D.M. : Comment t’y prends-tu pour dénicher les perles rares ?

G.A. : J’ai suivi des émissions comme la Tribune des critiques de disques sur France-Musique, ce qui m’intéressait beaucoup car l’émission consistait en comparaisons d’interprétations diverses.

Lorsque je me trouvais à Lausanne pour y enseigner, je veillais à ne pas manquer le marché de la Riponne, tout comme ceux de Vevey ou de Genève, puis de Berne et de Zurich.

Chaque nouvelle ville que je visitais devenait prétexte  à découvrir un nouveau magasin de disques avant d’entreprendre de l’explorer. C’est ainsi que j’ai commencé…

D.M. : Y a-t-il un marché des collectionneurs de ce type de documents artistiques ? Et connais-tu d’autres collectionneurs dans ce domaine ?

G.A. : Oui, à Paris au Canada, en Italie (à Bergamo), en Suisse. On s’échange souvent des informations.

A Morges (Suisse), j’ai connu le collectionneur André Guex-Joris qui m’a charmé. Lorsque je lis que pour Svjatoslav Richter, l’un des plus beaux disques du Boléro de Ravel et de la Mer de Debussy est celui réalisé par Roger Désormière, je suis saisi de l’envie de le rechercher ; si je lis dans une revue que ce disque n’est plus au catalogue, voire introuvable, alors que j’en ai un exemplaire, cela me fait plaisir.

Durant les cours estivaux d’interprétation de Lucerne, je fis la connaissance d’André Martano, un accordeur de pianos qui était lié à toute l’histoire du festival… Celui-ci me raconta qu’alors qu’il travaillait pour le magasin de musique Hug, il avait placé sur un gramophone du Bach joué par Edwin Fischer, cela précisément au moment où entra Rachmaninoff en personne dans l’échoppe; celui-ci resta debout à l’écoute toute la durée de la face du disque ; enfin, lorsque le nom de l’interprète lui fut dévoilé, il eut un signe d’approbation, admiratif et satisfait. C’est Martano qui me signala par téléphone qu’un habitant de Zurich détenait des disques ayant appartenu à Edwin Fischer lui-même. Je me suis précipité et c’est ainsi que ces trésors ont été sauvés. Il est d’ailleurs intéressant de savoir ce qu’il écoutait lui-même ; dans sa collection figuraient des enregistrements d’Arturo Toscanini, de Bruno Walter, de Wilhelm Furtwängler mais aussi du Bach et du Mozart par lui-même en tant que chef et soliste simultanément ainsi qu’un disque d’épreuve de la Wanderer-Fantaisie de Schubert, enregistré à Londres. Ensuite Martano m’offrit les trois volumes de l’édition originale des 32 Sonates de Beethoven par Arthur Schnabel et je dois dire que lorsqu’on écoute ces disques sur un gramophone, le rendu sonore est bien différent. On y entend les plus fines variations des nuances et du toucher qu’on ne perçoit pas à l’identique sur les 33 tours.

Monsieur Martano détenait un enregistrement de la Fantaisie op. 17 de Schumann par Wilhelm Backhaus avec la signature de l’artiste que je convoitais ; mais il me dit : « pas maintenant ». Un jour, il m’appela et je me rendis aussitôt à Lucerne où il me le remit ; j’appris peu après qu’il venait de disparaitre. Je compris alors qu’il avait voulu conserver ce document jusqu’au dernier moment. Je lui suis reconnaissant de tout ce qu’il m’a transmis. Puis, parmi les disques de Fischer j’ai découvert une belle photographie de lui-même, qui était chère à Martano.

D.M. : Au moment où tes yeux tombent sur une pièce que tu sais très rare, ressens-tu une sorte de « coup de foudre » ? Te dis-tu que tu dois l’avoir absolument ?

G.A. : Oui, l’avoir dans les mains me donne l’impression de palper le temps dont il provient, cela me construit en quelque sorte… La couverture m’émeut également. Avoir entre les mains le fruit de tant de travail de la part de l’artiste est profondément bouleversant pour moi. Les disques enregistrés sur le vif lors des concerts publics sont plus émouvants encore que ceux réalisés en studio.

D.M. : Es-tu déjà tombé sur un document très rare que tu n’as pas pu saisir au vol (ou t’acheter) ? Et pourquoi ?

G.A. : Mais je ne veux et ne puis les avoir tous !

D.M. : Quand tu pars à la recherche, j’imagine que c’est non sans une certaine fièvre ; mais il doit y avoir aussi l’angoisse de ne pas trouver… Comment procèdes-tu ?

G.A. : Une fois, je me suis rendu à Paris chez un certain M. Dumazert pour y explorer des malles pleines de microsillons 33 tours ; c’était très excitant ! Une autre fois c’était chez un commerçant de la Raemistrasse  à Zurich, où j’ai trouvé les 24 Etudes de Chopin par Wilhelm Backhaus.

Lors d’une journée « portes ouvertes » au Conservatoire de Lausanne, je fis la connaissance de la grand-mère de l’un de mes élèves qui me dit avoir connu Alfred Cortot, en des circonstances de chronique musicale qu’elle assumait à Genève. Elle mentionna avoir encore un négatif qui lui avait été remis par Cortot lui-même. Piqué par la curiosité, je l’ai incitée à la faire développer et il en est sorti une très belle photo.

J’ai prêté à la sœur de Clara Haskil, qui habitait alors Paris…les premiers disques Polydor de cette grande artiste, qu’elle n’avait pas et qui font partie de ma collection !

D.M. : Quel est le document que tu voudrais encore trouver ou acquérir ?

G.A. : Des enregistrements d’ Arturo Benedetti Michelangeli ont été publiés récemment que je n’ai, hélas, pas encore. Des enregistrement de la pianiste Monique de la Bruchollerie également. Youtube exhume beaucoup de documents, c’est surprenant !

D.M. : Y a-t-il un document qui te tient particulièrement à cœur ?

G.A. : Celui du violoniste tchèque Vasa Prihoda jouant Träumerei de Schumann. C’est l’enregistrement le plus ancien que j’ai. Quand je l’écoute, il me semble entendre mon père : il voulait toujours qu’on jouât avec plus de sentimento.

D.M. : Peux-tu dire que tu as un attachement pathologique à ta collection ou que c’est plutôt comme une espèce d’état amoureux ? Peut-on affirmer que, d’une certaine manière, les collectionneurs sont des névrosés ?

G.A. : Certainement ! C’est une névrose heureuse, une belle maladie. Ecouter ces documents me donne de la joie.

D.M. : Quelle est la pièce la plus insolite de ta collection ?

G.A. : Le livre du photographe Forel consacré à la représentation d’écorces d’arbre, que m’a offert la pianiste Denise Bidal ainsi que différents livres de caricatures de musiciens qui, en y apposant leur signature, les ont comme approuvées.

D.M. : Et pour finir, quelle sont tes futurs projets en tant que pianiste ?

G.A. : Le 21 octobre 2015, à Mestre (Venise) j’entreprendrai un nouveau parcours en huit étapes avec le cycle des 32 Sonates de Beethoven. Six ans se sont écoulés depuis ma dernière intégrale sur scène et je suis curieux de constater comment tout cela a mûri, dans ma tête et dans mes doigts. Je me souviens, avec gratitude et admiration, de l’intégrale d’Edith Fischer à Lausanne en 1977. Je n’avais pas encore entendu le cycle joué par un seul individu ; il s’agissait toujours de regroupements de 8 à 10 pianistes lors de marathons un peu étranges. A Lausanne, j’eus l’honneur de proposer ce cycle dans la Salle Mathilde de Ribaupierre, celle-là même où Paul Loyonnet (dont je possède le livre consacré à Beethoven) joua les mêmes œuvres plusieurs décennies plus tôt : un souvenir inoubliable pour moi.

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