Entretien avec Désiré N’Kaoua (3/4)

unknownUn artiste nous a fait rêver un jour, nous a donné envie de faire de la musique, de jouer d’un instrument. Il nous a ouvert la porte vers un monde plein de promesses, il nous a donné envie de découvrir et de vivre par nous-mêmes ce qu’est le monde magique des sons.

 

 

 

D.M. : Je sais que tu as un rapport très fidèle à la partition. Qui a attiré ton attention sur la recherche musicologique et l’approche consciente du texte ?

D.N. : Je n’ai pas le souvenir qu’un professeur ait attiré mon attention sur la longueur inexacte d’un silence ou d’une note de basse insuffisamment tenue. Mais ne apprenant à lire la musique pendant mes très jeunes années, j’ai toujours eu le respect absolu des signes choisis par le compositeur pour exprimer sa pensée.

Il me semble que, chez moi, c’est plutôt une forme de fonctionnement mental que j’ai adaptée à d’autres activités : c’est sans doute ce que la psychanalyse définit par l’expression « structure obsessionnelle ».

Je me souviens, entre autres choses, de la version latine de la classe de 3ème : il fallait rendre la traduction chaque lundi à la première heure : bien souvent, il suffisait que le moindre mot reste flou pour qu’il occupe involontairement ma pensée pendant tout le dimanche et qu’il se substitue au bain de mer si tentant.

Autre exemple : devenu adolescent à Paris, j’ai été sollicité par une amie très chère pour l’aider à ouvrir une fenêtre dont le montant avait gonflé par l’humidité de l’hiver parisien et qui paraissait complètement bloquée. C’était cette fois encore un dimanche et nous avons, elle et moi, sacrifié notre séance de cinéma prévue mais la fenêtre s’est ouverte… après sept heures d’acharnement non-stop !

Plus tard, parvenu à un âge proche de celui que j’ai actuellement, j’ai partagé mon temps de piano avec un jardinage quotidien et là encore, la moindre feuille morte restée sur le terrain saute à mes yeux comme une grosse tâche sur une belle partition !

Voilà pourquoi je pense que ce souci de l’attention accordée à chaque détail, aussi insignifiant soit-il, ne relève pas d’une éducation mais peut-être est-ce une façon inconsciente de se dédouaner d’une faute commise dans une vie antérieure ?

D.M. : Quels seraient les trois enregistrements que tu emporterais sur une île déserte et pourquoi ?

D.N. : Ce serait sans hésiter :

1 Le Requiem de Fauré et plus particulièrement le « Libera me » et l’Agnus Dei ». Le 15 août 1959 ma grand-mère maternelle qui vivait sous notre toit s’est éteinte des suites d’une embolie foudroyante. C’était une femme d’une énergie exceptionnelle aux dires de tous ceux qui l’approchaient, frappés par sa lucidité. Elle était le soutien moral et matériel de toute la famille. J’entretenais avec elle des liens privilégiés et pendant les minutes qui ont suivi sont décès, je me suis isolé auprès d’elle et j’ai chanté près de son oreille les deux extraits du Requiem de Fauré. Il me semblait qu’ainsi je l’aidais à monter au ciel et que je lui rendais un peu de l’immense amour qu’elle m’avait témoigné toute sa vie. Ce sont ces deux extraits que j’aimerais entendre le jour où je serai appelé à me séparer de ceux qui m’ont aimés.

Le second enregistrement avec lequel je meublerais ma solitude pendant mon séjour sur l’île de Robinson serait le Concerto pour clarinette de Mozart et plus particulièrement le mouvement lent. Cette œuvre a toujours eu sur moi le pouvoir de ramener une intense sérénité pendant les périodes de fébrilité parfois fréquentes à une certaine époque.

Enfin si les services de douane me permettent d’emporter un troisième enregistrement, alors ce sera : le Trio pour clarinette, violoncelle et piano de Brahms, dont le premier thème est selon moi la phrase la plus inspirée de la musique, tous styles confondus. J’ai eu la chance de jouer plusieurs fois ce trio en public avec des partenaires toujours différents mais chaque fois la même émotion m’étreignait dès les premières notes du violoncelle. Qui peut rester insensible à une telle phrase ? 

2ème PARTIE

Ce que je ne leur dirai pas, sous peine d’être accusé de « tentative de démoralisation de l’armée » des pianistes, c’est que je suis très pessimiste en ce qui concerne l’avenir du piano, tout au moins sous la forme de récital public.

Je crois que le piano est intimement lié à la période romantique pendant laquelle il était essentiellement vocal, et non destiné à devenir le symbole de la dextérité et de la percussion tel qu’il est aujourd’hui.

La rapidité des moyens de transport et la propagation des CD de toutes origines à la surface de la planète ont eu pour conséquence une incroyable prolifération des apprentis-pianistes ainsi qu’une multiplication des concours : ceux-ci leur offraient une issue de courte durée jusqu’au lauréat suivant, avant de les abandonner à leur sort de « demandeurs de concerts ».

L’histoire du piano nous apprend qu’au début du XXe siècle, la venue d’un virtuose dans une capitale était annoncée et attendue longtemps à l’avance comme un événement, les dames réfléchissant sur le choix de leur habillement ou parfois commandant une nouvelle toilette pour cette occasion. Est-ce le cas aujourd’hui ?

Or, parallèlement à ce rush de nouveaux pianistes, le public lui-même s’est considérablement réduit.

En effet, au lendemain de la seconde guerre mondiale, la plupart des mélomanes européens n’envisageaient même pas l’idée d’englober à l’intérieur du vocable « musique » autre chose que les œuvres des grands créateurs comme Mozart, Beethoven, etc… ainsi que de belles chansons populaires.

Le jazz qui existait depuis plusieurs décennies outre Atlantique était parvenu (pourquoi pas?) à se faire une place enviable (acceptée même par les mélomanes les plus sectaires) au sein du vocable « musique ». Encore que, pour éviter un mariage mixte, une sorte de mésalliance, on prenait tout de même soin de délimiter le domaine de la musique des grands auteurs en la qualifiant de « classique ».

L’un de mes Maîtres au CNSM avait coutume de dire par dérision : « La musique classique, c’est celle que l’on fait relier ».

Peu à peu, certaines formes de spectacles sonores venues on ne sait d’où, mais accessibles sans effort à tous les publics à grand renfort de spots lumineux et de micros, sont parvenues à s’immiscer dans la musique, un peu comme des squatters, et à en revendiquer l’appellation.

Soixante ans plus tard, ce que nous appelions musique et que nous avions la naïveté de croire éternelle, mendie un espace restant, drainant un public de plus en plus restreint. Les amoureux de cette musique, qualifiée à tort d’élitiste, se retrouvent confinés dans un ghetto et il est exclu que les médias (dont l’ambition est l’élargir l’audimat) se doutent qu’un concert, c’est peut-être aussi le Requiem de Mozart autrement que pour accompagner une publicité. Les jeunes qui grandissent aujourd’hui sont « bercés » par des rythmes primaires dont la notion même de musique est exclue. Qui viendra donc demain aux concerts ?

Autre motif de réduction du public : une vision géopolitique de la musique occidentale nous révèle très vite les gigantesques territoires qui ne sont plus disposés à recevoir cette musique, essentiellement européenne, qui a alimenté toute notre existence.

Cela signifie-t-il qu’elle ne soit ni éternelle, ni universelle ?

Faut-il approuver un de mes amis, ancien Directeur de la Musique, qui me disait, après avoir passé dix ans en Inde et découvert différentes musiques extra-européennes : « Au fond, nous avons vécu toute notre vie sur la musique de deux siècles et de deux pays ». Il exagérait, bien sûr, et je vois venir à moi un défilé de contradicteurs, munis de boucliers et de banderoles, criant « Démotivant, go home ! » ; et chacun de me citer les centaines d’enfants de sept ans qui ne trouvent pas de place dans les écoles de musique surchargées. Dans cette immense pépinière, combien d’enfants sont attirés par la musique et découvrent le plaisir de l’apprendre ? N’est-ce pas plutôt une injonction parentale bien difficile à déraciner plus tard ?

D’autre part, quel est le pourcentage d’enfants parvenus à l’adolescence qui poursuivront la pratique d’un instrument lorsqu’ils se seront rendu compte qu’apprendre est synonyme d’effort ? Il est vrai que les jeux vidéos sont tellement plus attirants !

En tant que professeur, j’ai été fréquemment témoin de cas de personnes parvenues à l’âge de la retraite et désirant reprendre l’étude du piano après une vie active remplie d’amertume et de regrets.

Ceux qui ne veulent à aucun prix reconnaître la désaffection du public musical me citeront le nombre de festivals qui naissent (mais meurent de même) dans tous les villages de France.

La floraison de salles de concerts surdimensionnées au XXe siècle a quelque part ruiné le plaisir de capter les plus petits détails harmoniques ou mélodiques d’une littérature qui en est si riche. Lorsque Chopin ou Liszt se faisaient entendre dans une « grande » salle, ils avaient 300 ou 400 auditeurs.

Je crois que le piano traduit une confidence et une confidence ne se crie pas par-dessus les toits !

Bien entendu, chacun des auditeurs est libre d’écouter la musique selon ce qu’il désire y trouver.

Mais nous avons radicalement changé d’époque et jamais deux siècles ne se sont succédés en étant aussi opposés.

La toute-puissance des médias, eux-mêmes soumis à l’attente du plus grand nombre, a tout corrompu, ainsi que l’empire de l’argent qui leur est fortement associé.

Croira-t-on qu’un directeur de salle préférera engager l’artiste qui a du talent plutôt que celui, plus médiatisé, qui remplira sa salle ? Du reste, se posera-t-il seulement la question ?

Le public, qui se presse pour ne pas manquer l’événement que lui a recommandé son media habituel, est-il là pour capter la magie d’un artiste ou pour montrer qu’ils « y étaient » ?

Enfin, et pour conclure, je crois que le CD a été le dieu Janus à deux visages. Il a permis de faire connaître d’innombrables œuvres qui n’auraient jamais figuré dans les programmes de musique vivante ; mais qui acceptera l’idée qu’un moment de musique humaine partagé soit fondamentalement différent d’une version parfaite dite « de référence » ?

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