Entretien avec le pianiste et compositeur Valentin Gheorghiu !

 

2368La vie de soliste est un don de soi : envers la musique, envers l’instrument, envers le public. Un choix qui est fait souvent très tôt dans la vie, comme une évidence. Des milliers d’heures de travail passionné, constamment dans l’abnégation, sacrifiant presque tout loisir, certains ne sentant même plus le désir de manger tellement tous les sens sont concentrés dans ce monde parallèle qu’est le morceau auquel on consacre toute son attention. Cela peut-il suffire pour se réaliser dans la vie ?

 

 

 

 

Valentin Gheorghiu est l’un des plus grands pianistes roumains ; digne successeur de Dinu Lipatti et prédécesseur de Radu Lupu, au vaste répertoire (en privilégiant les compositeurs romantiques), il défend également les compositeurs roumains ; il s’est produit également souvent en musique de chambre (notamment avec son Trio constitué en compagnie de son frère, le regretté violoniste Stefan Gheorghiu, pédagogue renommé et le violoncelliste Radu Aldulescu).

Né à Galati (Roumanie) en 1928, Valentin Gheorghiu (toujours en activité) fut l’élève de Constanţa Erbiceanu à l’Académie de Musique de Bucarest puis de Lazare Lévy au Conservatoire National de Musique de Paris. « Un rare talent, à suivre de près » : c’est avec ces mots que l’immense compositeur George Enesco écrivit au Ministère de la Culture une lettre pour demander une bourse pour le jeune pianiste.

Lors de la première édition du Concours international George Enesco en 1958, Valentin Gheorghiu remporte le premier prix pour la meilleure performance de la troisième sonate de Enescu, avec son frère, le violoniste Stefan Gheorghiu. Commence alors une prestigieuse carrière internationale, des enregistrements auprès des maisons de disques telles que His Master’s Voice, Deutsche Gramophon, Pathé Marconi, Electrecord, Editura Casa Radio.

Membre des jurys des plus grands concours internationaux (Chopin à Varsovie, Reine Elisabeth de Belgique, Genève etc), le pianiste se consacre également à la composition. Voici quelques unes de ses œuvres : Sonate pour piano, Concerto pour piano, Burlesque pour violon et piano, Trio pour piano, violon et violoncelle, Sonate pour piano et violoncelle.

 

D.M. Très jeune, vous avez rencontré George Enesco. L’enfant que vous étiez alors s’est-il rendu compte de ce que cet immense génie représentait ?

V.G.  Je l’ai rencontré alors qu’il donnait une master classe à l’Académie Chigiana à Sienna (en Italie). Je l’ai senti si proche de moi que j’en ai oublié toute émotion paralysante. Il était si modeste, on parlait comme en famille. Enescu était malade, ayant très mal au dos. Une dame qui l’accompagnait me dit : Vous êtes droit comme un peuplier ! Et je lui ai répondu : Madame, je suis peu plié !

D.M. Lipatti est une autre grande personnalité de votre enfance : quel souvenir en gardez-vous ?

V.G. Dinu Lipatti avait le même caractère que George Enesco : modeste, généreux. J’ai eu l’occasion aussi de connaître ses parents. Il est parti de la Roumanie très jeune. J’écoutais ses magnifiques concerts, ses triomphes, à la radio.

D.M. Le choix d’une carrière de soliste vous est-il apparu comme une évidence dans vos jeunes années ?

V.G. Dès mon plus jeune âge, j’ai aimé la musique. Cela n’a pas été une idée, mais une forte attraction. Mon frère (le violoniste Stefan Gheorghiu) et moi étions bouche-bée en écoutant de la musique. J’ai toujours aimé jouer en soliste, avec orchestre, mais la composition m’a attiré depuis tout jeune également.

D.M. Avec quel chef d’orchestre avez-vous le plus aimé jouer et pourquoi ?

V.G. En premier Seiji Ozawa parce qu’il collaborait musicalement avec moi. Puis Kurt Masur, Rafael Kubelik, Armin Jordan, Charles Dutoit, Constantin Silvestri, George Georgescu, Sergiu Comissiona.

D.M. Parlez- nous du plus beau piano que vous ayez touché.

V.G. J’ai joué sur de très beaux pianos et aussi sur des pianos laids. Lorsque j’ai enregistré à Leipzig les concerti de Mendelssohn avec Herbert Kegel, un chef au destin tragique, (un disque de l’Allemagne de l’Est plus tard repris par la Deutsche Grammophon Gesellschaft), j’ai eu un piano si parfait que j’avais l’impression qu’il jouait tout seul. D’autres expériences en Allemagne ont été particulièrement positives, par exemple lors de mes concerts avec l’Orchestre du Bayerischer Rundfunk à Munich. Mais une circonstance inoubliable m’a donné de grands soucis…Il s’agissait de jouer le Concerto de Schumann avec la Philharmonie de Bucarest à la Salle Pleyel en 1961. Pour des raisons d’économie, les responsables de l’orchestre avaient négligé de réserver un piano de concert Steinway. Je découvris donc dans la prestigieuse salle un petit piano misérable sur lequel il était inconcevable de me présenter. Finalement, après avoir insisté pour trouver une solution de remplacement, on a pu mettre à ma disposition un piano de concert Pleyel, ce qui ne me rassurait guère car je n’en avais aucune expérience et doutais que cela pût être satisfaisant, tant au plan mécanique que sonore. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque parut, au lendemain du concert, une chronique très élogieuse de Max Pincherle, l’un des critiques les plus importants !

Un jour à Lausanne (en Suisse) un monsieur a voulu me montrer douze pianos de concert neufs et un chat. J’ai pu toucher l’un des pianos qui chantait tout seul ! Mais il m’a également demandé si je voulais essayer quelques belles voitures. Alors mon choix s’est porté sur une splendide Ferrari. Après un tour nous avons conclu qu’après 300km/h elle fonctionnait également très bien.

D.M. Que demandez-vous généralement a un accordeur ?

V.G. C’est du professionnalisme et de l’expérience de l’accordeur que dépend, dans une mesure déterminante, la réussite de l’interprétation d’une œuvre musicale (évidemment, cela dépend aussi de la valeur de l’interprète…)

D.M. Quels sont les enregistrements dont vous êtes le plus fier ?

V.G.

  • Franz Liszt- la Sonate en si mineur ( Disque His Master’s Voice, Londres)
  • Félix Mendelssohn Bartholdy – Les 2 concertos pour piano et orchestre ( avec l’orchestre de la radio de Leipzig dirigé par Herbert Kegel (Disque Deutsche Gramophon Gesellschaft, Hambourg)
  • Le Concerto n° 1 de Liszt et la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninoff avec la Philharmonie tchèque dirigée par George Georgescu (Disque « Supraphon- Prague)

D.M. Quelles ont été pour vous les plus grandes réalisations de votre carrière ?

V.G. Il est arrivé que mes concerts aient eu du succès, mais j’ai le sentiment qu’ils n’a pas toujours été mérité. J’ai joué partout sauf en Amérique Latine. Parfois dans des drôles de conditions : il m’est arrivé de devoir m’entraîner avant un concert sur un piano dans un restaurant… D’autres fois, pour des raisons de retard d’avion j’ai du jouer sans répétition (notamment en Espagne).

D.M. Quel est le répertoire que vous aimeriez encore aborder ?

V.G. J’aime la musique qui transmet quelque chose et que je comprends. Donc, je privilégie les compositions qui sont écrites pour l’âme et non seulement pour les doigts.

D.M. Quels sont vos musiciens préférés ?

V.G. C’est difficile à dire parce que les grands interprètes ont de préférences différentes.

J’aime bien Bach interprété par Glenn Gould, Beethoven par Edwin Fischer, Chopin par Rubinstein, Schubert par Radu Lupu mais je peux dire aussi que j’ai des amis et collègues que j’apprécie beaucoup. Récemment, j’ai été impressionné en écoutant les CD avec les 24 Préludes, les Ballades et d’autres œuvres de Chopin, interprété merveilleusement par mon cher ami Jean-Francois Antonioli, que je considère un musicien de grande valeur. La perfection du style, la musicalité et sa logique, les moyens techniques et surtout la poésie de Chopin m’ont conquis. Je lui dis Bravo ! Je connais personnellement Jean-François de longue date ; nous avons joué ensemble le Concerto en Mi bémol majeur KV 365 pour deux pianos avec l’Orchestre Philarmonique de Bucarest en 1989. Je me rappelle d’une interprétation de grande valeur. J’ai également souvent joué sous sa baguette de chef d’orchestre.

D.M. Quels types de conseils donneriez-vous aux jeunes interprètes d’aujourd’hui ?

V.G. Je voudrais suggérer aux jeunes interprètes de se forger une technique complète, d’approfondir et d’assimiler tous les styles musicaux, pour pouvoir rendre avec la plus grande fidélité le message, le contenu d’idées et les sentiments que le compositeur a annotés sur la partition.

D.M. A quel âge avez-vous senti la première fois l’envie de composer ?

V.G. J’ai fait mes premiers essais à l’âge de 7 ans. Il s’agissait surtout d’explorations harmoniques. Puis je les ai joués à George Enesco qui m’a encouragé à continuer, constatant que j’avais du talent. Il m’a alors fait des tests en me faisant entendre le dos tourné des notes qu’il jouait au piano.

D.M. Quels sont vos futurs projets en tant que compositeur ?

V.G. J’ai beaucoup de projets. L’important est que je puisse les mener à terme.

D.M. Quel autre métier vous auriez aime faire si vous n’étiez pas musicien ?

V.G. J’aurais aimé faire l’Ecole buissonnière (en écoutant la musique).

D.M. Quel est votre état d’esprit actuel ?

V.G. Assez jeune pour mon âge.

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