Ai-je bien lu ma partition ? Partie 2/2

Jean-Jacques EigeldingerEntretien avec Jean-Jacques Eigeldinger : Partie 2/2

Vous pouvez lire la première partie ici.

 

 

 

 

D.M. : Une bonne lecture de la partition commence dès le premier regard, le premier coup d’œil. Quels seraient vos conseils pour une bonne démarche de la lecture d’un morceau ?

J.-J. E. : Cela dépend des capacités de la personne : si elle a une bonne audition intérieure, le mieux serait de s’asseoir dans un fauteuil et de lire tranquillement la partition d’un bout à l’autre, de tourner les pages comme pour la lecture d’un livre avant de déchiffrer le même texte au piano d’un bout à l’autre, sans s’arrêter sur des détails. Voir le parcours global et pur autant que possible. Pour ceux qui sont moins avancés, ils peuvent commencer par écouter un disque (conseillé par l’éventuel professeur) -plutôt que quarante !

D.M. : Le public auditeur ne connaît pas forcément les détails inscrits sur la partition du morceau joué ou les divergences entre éditions. Seuls ceux qui connaissent ces détails peuvent y prêter attention et percevoir la différence dans le jeu des interprètes. Comment le public a-t-il l’indice qu’il assiste à une interprétation fidèle  à l’esprit de l’auteur ?

J.-J. E. : Il me semble que cette question est fortement liée à la transparence de l’interprète. L’ego de certains d’entre eux entrave cette transparence dans la musique. Une certaine exigence de lucidité et de fidélité à l’esprit du compositeur se dégage dans l’interprétation sans que le public sache nécessairement si tel ou tel « détail » a bel bien été respecté.

D.M. : Un musicien, tout en vivant ici et maintenant son morceau comme au cœur d’une histoire qui se trame, en s’impliquant totalement, est tellement absorbé par le message du compositeur qu’il n’est plus tout à fait lui-même ; il se trouve en quelque sorte dans un état qui renonce à une part de sa personnalité. Il y a comme un processus de vases communicants entre les deux identités compositeur-interprète. Quelle devrait être, pour vous, la part de l’un et de l’autre ?

J.-J. E. : Cela dépend là aussi de la qualité de la personnalité du pianiste-interprète, de ce qu’il est profondément et non pas d’aspects superficiels liés à l’ego. Il y a des personnalités séductrices, d’autres écrasantes, d’autres qui vous ouvrent des horizons nouveaux. Dinu Lipatti me semble incarner une noble figure d’interprète fidèle. Le regretté Ivan Moravec en est une autre.

D.M. : Vous êtes l’un des chercheurs les plus documentés sur Chopin. Qu’est-ce qui vous a passionné chez lui de prime abord ?

J.-J. E. : Ce sont des images de sa personnalité humaine, artistique, pianistique, créatrice, voire romanesque qui m’ont fasciné depuis mon jeune âge. J’ai dû m’imaginer sa personnalité à partir de quelques livres comme celui de Guy de Pourtalès, que sais-je ? Cet artiste, cet homme venu d’un autre monde – oui, d’un autre monde, invite à rêver indéfiniment. Et il continue de me fasciner. Son art, la présence de sa musique renvoient l’image d’un homme venu d’ailleurs. Il incarne par excellence la figure de l’Exilé ici-bas.

D.M. : Les signes musicaux suffisent-ils à exprimer la pensée de Chopin ? Quel rapport avait-il à l’écriture musicale ?

J.-J. E. : Dès son jeune âge Chopin fut un génial improvisateur (comme Beethoven et Hummel) ; il pouvait improviser longuement sans répéter ses idées ni celles des autres. Enfant, il aimait narrer en musique des épisodes historiques de batailles nationales. Il compose d’ailleurs au piano, l’instrument étant l’alpha et l’omega dans son processus de composition. Il se met d’abord au piano ; il semble avoir en tête un plan défini quand il passe à la table pour rédiger. Improvisateur de nature, Chopin avait par ailleurs un très grand égard pour la chose écrite. Le problème de rendre dans sa partition, avec les exigences qui sont les siennes (une écriture qui regarde vers J.S. Bach), ce qu’il a fait sonner au piano pouvait être paralysant. Il a un fameux jeu de mots en polonais : nuty-nudy, soit notes-tourments qu’on peut être rendre par tourment écrit. C’est un peu comme un combat entre le clavier et la table.

D’après de nombreux témoignages, la notation de Chopin ne reflétait pas complètement son jeu. Celui-ci était si mobile que l’écriture ne parvenait pas à en restituer toute la variété. Le paradoxe d’enfermer dans une rédaction exigeante et assez définitive quelque chose qui ne l’est pas forcément a été un tourment du début à la fin de sa vie. Dès 17-18 ans sa calligraphie est extraordinairement soignée et détaillée quand il remet une œuvre à l’éditeur ; mais c’est dans ses rares esquisses conservées que l’on voit toute la souffrance de la plume.

D.M. : Y a-t-il chez Chopin quelques signes spécifiques ou des curiosités que l’on ne trouverait pas chez un autre compositeur ?

J.-J. E. : Il y a un signe qui a été remarqué par Ekier : c’est l’accent couché qui, chez Chopin, peut être bref (accentuation dynamique) ou long (accent « expressif »), ce qui n’a pas toujours été bien compris. Les indications d’exécution chez lui sont allées en se simplifiant progressivement au fil des ans. Dans le dernier Chopin (à partir de l’op. 50 approximativement) on constate une raréfaction de ces indications. Dans les premières Mazurkas, on peut avoir jusqu’à trois signes pour une seule note. Il était très précis, allait même au-delà de la précision (cela se vérifie également dans sa correspondance en polonais où il apparaît très perfectionniste). Avec le temps, il y a renoncé petit à petit dans une perspective classicisante.

Dans son livre sur Chopin, Liszt affirme qu’une certaine liberté agogique en cours de morceau était préconisée par le terme de [tempo] rubato. Et il ajoute : « mais le mot qui n’apprenait rien à qui savait, ne disant rien à qui ne savait pas, ne comprenait pas, ne sentait pas, [ceux qui n’étaient pas de son cercle musical tels qu’élèves, amis et familiers], Chopin cessa plus tard d’ajouter cette explication à sa musique »En effet, le mot rubato disparaît après les Etudes op.25. On le rencontre une quinzaine de fois, pour l’essentiel dans un contexte folklorisant : premières Mazurkas, finale du Concerto en fa mineur, Trio, etc. Il se présente surtout pour apporter une variation agogique dans la répétition d’une idée, d’un membre de phrase.

Concernant d’autres indications sous forme de mots, on rencontre dans une des premières Mazurkas (op. 6/2), le mot gajo (rendu par « naïvement » dans une autre source). Concernant son esthétique du cantabile inspiré par le lyrisme de Bellini on trouve l’expression spianato (dans le titre Andante spianato et Grande Polonaise op. 22), inspiré de la cavatine « Casta Diva » ; dans le Nocturne en mi mineur op. 72 figure l’indication aspiratamente (avec aspiration) ; et enfin dans la Barcarolle : dolce sfogato (quelque chose comme « échappé, épanché » – mais aussi une tessiture de soprano suraigu dans l’art du bel canto !).

D.M. : Lors de vos recherches, quelle a été la plus émouvante découverte pour vous ?

J.-J. E. : Il ne s’agit pas d’une découverte proprement dite mais d’un moment : celui où, à la Bibliothèque Nationale de Varsovie, j’ai pu tenir entre mes mains plusieurs heures de suite l’autographe des Préludes (sous haute surveillance…). On pouvait encore avoir accès -exceptionnellement- à l’original il y a une douzaine d’années. Grande émotion de voir de tout près ce frêle manuscrit d’une des plus hautes oeuvres du piano romantique.

D.M. : Y a-t-il encore des surprises qui nous attendent concernant Chopin ?

J.-J. E. : Oui, je vous en prépare même une dans le courant de cette année 2016.

D.M. : Avez-vous un morceau préféré de Chopin ?

J.-J. E. : Impossible de répondre: je les aime tous également, il me les faut tous !

D.M. : À quel précieux souvenir tenez-vous en particulier parmi les différentes choses que vous avez vécues en rapport avec la musique ?

J.-J. E. : Il ne s’agit pas d’une partition ou d’un document mais de l’enseignement que j’ai reçu, adolescent, de mon professeur Jean-Marc Bonhôte. Cet enseignement m’a été très précieux pour ce qui est de sa musicalité et des liens entre pratique musicale et recherche musicologique. Bonhôte avait fondé l’orchestre de musique de chambre « Pro vera musica » dans les années 1940 ; il était maître de chapelle-directeur des chœurs à la Collégiale de Neuchâtel (Suisse) et s’est beaucoup occupé d’un répertoire -souvent inédit- de chambre et de chant choral adapté à ses fonctions et aux capacités de ses exécutants. Il avait reçu l’enseignement du pianiste allemand Fritz Hans Rehbold, lui-même élève à Genève de Stavenhagen, un des grands disciples du dernier Liszt.

D.M. : Sur quel(s) aspect(s) de la connaissance de Chopin peut-on encore s’attendre à des découvertes d’importance ?

J.-J. E. : Tout d’abord il faut parler des spécificités de la facture des instruments dits historiques, en rappelant que Chopin a été amené à jouer bien des marques de pianos ; ses préférences allaient aux Graf de Vienne et aux Pleyel de Paris. Cela nous amène à comprendre tout un aspect de sa modernité, tant sur le plan technique que sur celui de la composition, notamment à travers son intérêt pour le timbre. À cet égard la Berceuse est l’exemple extrême d’une exploration complète de la partie droite du clavier, les arabesques de la main droite étant un prétexte pour explorer les timbres du médium, de l’aigu et du suraigu (avec cette « sonorité argentine un peu voilée » dont parle Liszt à propos des Pleyel).

Les pianos que Chopin jouait l’ont certainement inspiré. Les indications métronomiques (jusqu’aux Etudes op. 25 comprises), par exemple, sont très précises -autre chose est de savoir jusqu’où s’y conformer. Sans entrer ici dans une perspective « historiquement informée », il y a encore beaucoup à faire dans le domaine de la restauration des instruments du temps de Chopin (ce qui pose la question de l’empreinte des siècles sur un instrument d’époque ; de toute façon et de quelque manière qu’ait sonné l’instrument, nous ne l’entendrons jamais tel qu’il fut entendu, et c’est tant mieux ! Jusqu’à présent, il y a eu pas mal de bricolage dans ce domaine et très peu nombreux sont les facteurs actuels à avoir les connaissances et l’expérience voulues pour restaurer au mieux un piano de l’époque (comment ne pas mentionner ici Christopher Clarke). Cela exige beaucoup de temps ; il ne faut pas être pressé -et disposer de quelques moyens. Par delà les instruments d’époque, il y a aussi les divers témoignages des auditeurs de Chopin, qui nous parlent à travers leurs souvenirs et notations.

On voudrait bien découvrir un jour ce qui pourrait être la dernière œuvre de Chopin : une Valse en si majeur, écrite en octobre 1848 pour Madame Erskine (au moment où il quittait l’Écosse), soeur de sa protectrice Jane Stirling. Le manuscrit a été en possession d’un collectionneur anglais aujourd’hui disparu, Arthur Hedley. Sa collection a été achetée par la famille Boutroux-Ferrà, propriétaire d’une des cellules de Valldemosa (la chartreuse habitée par Chopin et George Sand l’hiver de 1838-1839) ; or la Valse n’y figure pas.

Et pour terminer, l’une des choses parmi les plus magnifiques : c’est la nouvelle édition -en cours à Varsovie- de la correspondance complète de Chopin avec beaucoup d’inédits et des commentaires de toute nature extrêmement détaillés. Le premier volume est paru en 2009, le deuxième est sous presse (il sortira en 2016/2017). Un troisième et dernier paraîtra ensuite. La vie du compositeur, ses relations y sont minutieusement éclairées. Le travail typographique a été particulièrement soigné, avec une qualité de papier et de mise en page remarquables. Il reste à espérer que des traductions suivent sans trop tarder !

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http://www.fayard.fr/chopin-ame-des-salons-parisiens-9782213672434

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